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La légende de la pirogue en canne à sucre.

"Chassés par un ennemi cruel du fond de la rivière d'Amoa, où, trahis par le sort des armes, ils avaient vu tomber autour d'eux tous leurs guerriers, les deux chefs Poindi et Nemanou cherchèrent leur salut dans la fuite. Serrés de près par l'ennemi, ils durent abandonner leurs richesses, haches en serpentine, monnaies, colliers ou tillits, bracelets ou pierres sacrées.

Parvenus à dérouter les poursuites de l'ennemi, ils allèrent demander asile aux chefs de Tilléti (Tieti?) Liés à eux par hospitalité, ceux-ci, tout en les souhaitant bien loin, n'osèrent leur refuser l'asile qu'ils avaient reçu d'eux autrefois; mais ils les avertirent que, s'ils les laissaient rester sur leur territoire, ils craignaient trop leur ennemi pour leur fournir des vivres. Poindi et Nemanou acceptèrent néanmoins.

Quelques temps, ils vécurent de débris d'ignames et de racines, de coquilles jetées par les flots sur la grève, ou de rares poissons pêchés avec leur unique hameçon d'écaille. La faim se faisait de plus en plus sentir; la peur les empêchait d'aller chercher des racines dans la montagne, et il ne restait plus autour de la misérable hutte qu'ils s'étaient faite qu'un champ de cannes à sucre sauvages: c'était assez pour boire, mais non pour manger.

Poussés par la misère, ils résolurent de faire une pêche au grand récif; ils en rapporteraient, espéraient-ils, des coquilles et des poissons, qui, fumés, leur assureraient leur subsistance pour longtemps. Ils allèrent donc supplier leurs voisins de leur prêter une pirogue; ils croyaient que ceux-ci, émus de leur pauvreté, voudraient bien se souvenir du temps où Poindi et Nemanou, riches et puissants, étaient généreux. Partout ils furent repoussés d'une manière presque injurieuse. Vainement, ils allèrent de Tilléti à Bayes, de Tipourama (Tibarama?) à Ina, de Poindimié à Tilléti, le soir ils rentrèrent exténués et voulurent demander conseil au sommeil, mais la faim chassa le sommeil.

Crédit photo: lesbaroudeurs.fr

Crédit photo: lesbaroudeurs.fr

Rendus presque fous par la souffrance, ils sortirent de leur case, arrachèrent les cannes sauvages, les lièrent par gros faisceaux et en firent une pirogue. Les feuilles nattées des cannes leur fournirent une voile; le mât fut une des perches de leur case, et le tabou devint le gouvernail. Ils partirent donc un matin avec un bon vent sur le frêle esquif, accompagnés des railleries des Canaques, leurs ci-devant amis.

Une brise légère les mena sans accident au récif. Là, ils commencèrent à pêcher et ramassèrent beaucoup de coquilles et de poissons. La pirogue en était chargée, et ils n'attendaient plus que le retour du vent habituel pour revenir. Mais le vent restait le même que le matin, c'est-à-dire maintenant contraire. Ils mouillèrent leur pirogue sur le corail; ils n'y pouvaient allumer du feu, les cannes auraient brûlé. Il fallut donc passer la nuit sans manger; mais ce n'était rien pour eux, ils y étaient habitués.

Le vent continua à souffler six jours encore du même côté. Ils mangèrent d'abord des coquilles et du poisson cru; puis leur ligne unique perdit son hameçon d'écaille. La mer étant devenue trop mauvaise pour pêcher des coquilles, ils se mirent à manger les cannes dont était faite leur pirogue. Le même vent souffla encore dix-huit jours; il ne restait plus que trois paquets de cannes, sur lesquels ils pouvaient à peine se soutenir, quand une vague vint briser ce qui restait du radeau.

Ils furent engloutis, et cette fois croyaient bien mourir, trop faibles qu'ils étaient pour nager. Mais les génies de leurs pères, qu'ils avaient invoqués avant leur départ, sortirent du grand courant de Balabio, où ils s'étaient retirés après leur mort, vinrent les enlever, les firent génies comme eux, et les portèrent en haut du pic d'Amoa.

C'est de là que, tantôt sous la forme de pierre-oiseau, ou de pierre-coeur, tantôt sous la forme de vent, ils apportent des conseils à leurs descendants qui ont reconquis leur territoire. C'est de là aussi que, lorsque les Canaques des rives vont au récif, sans leur avoir fait les sacrifices d'usage, ils leur envoient le mauvais vent et font chavirer leurs pirogues. Chaque fois qu'il meurt un chef d'Amoa, il va les rejoindre, devenant comme eux, pierre ou vent."

Texte cité par Jules Patouillet, médecin de Marine en Nouvelle-Calédonie durant trois ans (1866-1870) à Canala puis à Wagap, "Trois ans en Nouvelle-Calédonie", Editeur E.Dentu, Paris, 1873, chapitre XI, p. 213 à 216.

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