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Document n°6: Article de presse de Jean-Paul Caillard intitulé "De l'indépendance kanake à l'indépendance calédonienne"

(Novembre 1975)

Documents pour servir à l'intelligibilité du temps présent.

Dans ce journal, nous avons accueilli favorablement le mot d’ordre d’”Indépendance Kanake”. L’ethnie canaque était la première sur ce Territoire et c’était manifestement à elle que devait revenir le droit de parler la première d’indépendance. Mais voilà cinq mois que ce mot a été lancé et aucune indication n’a encore été donnée par ses auteurs sur ce qu’ils entendent par là. Même approximativement. La revendication de certaines terres ancestrales ne constituent pas à elle seule un programme de gouvernement et encore moins une Constitution.  

REDISTRIBUER LES TERRES...  

La plupart des autonomistes européens sont d’accord sur la nécessité de redistribuer des terres abusivement aux mains d’une minorité sans mérite. Les canaques ont montré avant l’arrivée des blancs qu’ils étaient capables de mettre leurs terres en valeur, au besoin par d’ingénieux systèmes d’irrigation. Qu’on leur rende les terres expropriées sur lesquelles ils sont sué et laissé les os de leurs ancêtres, au lieu d’entourer de barbelés quelques maigres vaches (1 pour 2 à 3 hectares!) broutant une herbe brûlée de soleil et inondée à l’occasion de boues rouges. Plantées, endiguées, irriguées, elles retourneront à leur vocation agricole et l’élevage s’y fera par surcroît.  

... ET LA PROPRIETE  

Comment en particulier élever le terme “kanak” à un niveau englobant tous les habitants définitifs de la Calédonie, quel que soit leur pays d’origine? Et la propriété sera-t-elle individuelle ou collective? Ou bien mi-individuelle (pour les biens de consommation), mi-collective (pour les biens de production) comme dans les régimes socialistes (et non communiste où la propriété individuelle n’existe plus, où tout est collectif)? Et quelles seraient les rapports d’une Calédonie indépendante avec la SLN et, à travers elle, avec la France?  

UNE ETHNIE ECARTEE

Si, à part la revendication portant sur les terres, les plus fermes tenants de l’Indépendance kanake n’ont pas été capables de préciser leurs intentions, c’est que le système colonialiste a tellement réussi à les écarter des responsabilités en tant qu’ethnie (ne serait-ce qu’en leur imposant une scolarité inadaptée) que la tâche leur apparaît aujourd’hui difficile et gigantesque. Ils tentent de l’accomplir en repartant à zéro dans les profondeurs de la masse canaque et en retournant chercher leur inspiration dans la tribu-matrice originelle.  

TRIER L’OCCIDENT  

Hélas, on ne lit plus l‘avenir dans le marc de café, ni dans les cendres respectables. Bien qu’il soit indispensable d’en tenir compte, on ne conduit pas un pays avec les yeux hypnotisés par le rétroviseur. Le progressisme ne consiste pas à refuser en entier le “moderne” que le colonialisme impose en bloc. Ceux qui ont le mieux réussi à se dépêtrer de l’Occident sont aussi ceux qui ont le mieux su y faire leur choix. L’Algérie est un bon exemple à ce sujet, parmi tant d’autres.  

REDUITS A ATTENDRE  

Le bonheur autrefois, et le malheur pour sa survie aujourd’hui, de la société canaque est qu’elle a appris à s’équilibrer avec des conflits internes et non à s’unir contre une culture extérieure. La sagesse des vieux dépositaires de la coutume était plus importante que l’ardeur renouvelée des jeunes. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui serait utile, d’autant que ce sont maintenant les jeunes qui détiennent le plus de connaissances d’avenir. Or les jeunes kanaks pour se défendre du colonialisme et ETRE canaque se retrouvent à défendre une coutume qui leur nie toute autorité et donc toute possibilité d’action de masse. Ils en sont réduits, pour pouvoir agir et s’unir à attendre d’avoir quelques années de plus et surtout que le colonisateur leur facilite la tâche en apprenant la même langue à tous les canaques et en achevant de les déculturer. Malheureusement, ils s’apercevront alors qu’ils ne sont plus le 1/3 ou le 1/4 de la population calédonienne (les 2/5 seulement déjà aujourd’hui). Ils s’apercevront aussi qu’il subsistera encore moins de culture canaque que maintenant à défendre, et moins de nickel que de terres rouges.  

UNE AUTRE VOIE  

Il est donc temps pour tous de connaître qu’il existe une autre voie contre le colonialisme et vers l’indépendance, pour la justice sociale et la multiracialité en Calédonie. C’est la voie socialiste et il faudra bien s’y engager aujourd’hui où le temps presse. En Calédonie comme ailleurs, il faut remplacer un système par un autre. Le colonialisme, extension outre-mer du capitalisme, doit être remplacé par un socialisme adapté à la Calédonie, étant entendu qu’il y a autant de socialismes que de cultures. Le capitalisme assimile et uniformise, le socialisme différencie et personnalise. Le “droit à la différence” est un des mots d’ordre du Parti Socialiste français, destiné aux DOM-TOM et développé par François Mitterrand lors de la dernière campagne présidentielle. Seul le socialisme peut garantir le respect des différences ethniques, par opposition à l’esprit intégrateur du capitalisme. Par nature le socialisme partage et démultiplie les pouvoirs, les coordonne et ne les centralise que le minimum commun, tandis que le capitalisme ne laisse à la base que les décisions qui ne l’intéressent vraiment pas au sommet, comme les nids de poule et les crabes mous. Comment réduire le scandaleux éventail des revenus en Calédonie (jusqu’à plus de 100 fois le SMIG) sinon par l’appropriation collective de ce qui, en fait, revient à tout le monde: comme les ressources du sous-sol, et par le contrôle collectif de ce qui, en pratique, touche tout le monde, comme l’import-export.  

UN ENSEIGNEMENT ADAPTE  

Comment donner fondamentalement à chacun des chances égales au départ sinon par un système d’enseignement diversifié, adapté à chaque ethnie comme à chaque milieu familial. L’enseignement capitaliste “unique pour tous”, s’appliquant à des esprits différents, favorise pas trop ceux qui sortent des milieux les plus favorisés. Il accentue les divisions sociales par tranches de revenu alors que le socialisme les réduit aux différences de nature et de mérite individuel vrai. Une fois qu’on a dit “socialisme”, pour la Calédonie comme partout, on n’a donné que l’ossature économique de ce pays, bien peu son aspect social et son système politique. Socialisme n’est pas synonyme de miracle, mais de structure meilleure. C’est déjà pas mal quand on compte en souffrances et vies humaines. Le socialisme ne rend pas forcément bon mais il le permet mieux. Le capitalisme ne rend pas forcément mauvais, mais il y pousse davantage.  

UNE CALEDONIE CALEDONIENNE  

Nous voilà passés de l’Indépendance kanake à une Indépendance s’appuyant sur une nation calédonienne formée de plusieurs ethnies, à une Calédonie calédonienne. Pour que cette union, avec respect des diversités, soit possible, il faut un régime politique, social et économique, qui soit intermédiaire entre le capitalisme européen et le collectivisme mélanésien, c’est-à-dire un régime déjà adopté par la plupart des pays colonisés, un régime socialiste. Ce n’est que dans une indépendance calédonienne socialiste que le peuple canaque trouvera son meilleur épanouissement, de même que les autres ethnies, en particulier l’ethnie européenne attachée maintenant à la terre calédonienne. N’est-il pas réaliste de considérer en effet que toutes les ethnies du Territoire sont appelées à vivre longtemps ensemble et ne vaut-il pas mieux chercher de suite le meilleur système de vie commune possible? Qu’on le veuille ou non, nous finirons pas former un seul peuple, que ce soit par l’effet désintégrateur de la colonisation ou, plus encore, après l’avoir combattue si le colonisateur ne sait pas se séparer de ce qu’il a enfanté, selon son propre idéal d’émancipation des peuples colonisés. Idéal plus propre au peuple français qu’à son gouvernement, qui ferait plutôt l’inverse, il est vrai.  

CHOISIR  

Olivier Stirn nous obligera à choisir très bientôt entre une départementalisation à peine décentralisée par les nécessités géographiques et une autonomie qui nous conduirait rapidement à l’indépendance. Rapidement, c’est combien d’années au fait? Trois, cinq ou sept? Il suffit de prévenir pour que nous soyons prêts. L’autonomie interne immédiate pour l’indépendance ensuite, c’est la voie la plus raisonnable que pourrait suivre la Calédonie dans la meilleure entente avec la France. Mais cette indépendance ne saurait être seulement kanake, si kanake veut dire ethnie kanake. Nation kanake, kanake voulant dire tous les peuples de Calédonie, oui. Mais, devant l’absence de précisions, nous parlerons désormais de nation calédonienne, en y comprenant le peuple kanak comme une de ses principales composantes.  

DIFFERENTS, EGAUX  

Cette indépendance devra donc être calédonienne, redonnant à chaque ethnie, canaque, européenne, wallisienne, etc, la place qui lui revient ni plus (européens actuellement) ni moins (les autres). Ces mots d’ordre devront être: maintien des différences ethniques pour tout ce qui ne concerne qu’elles (mariage, droit coutumier, propriétés ethniques collectives...), égalité pour tout ce qui devra être commun, justice sociale et liberté pour tous dans le respect d’autrui, en quoi la société canaque pourrait servir d’exemple.

ET LIBRES  

L’indépendance, ne l’oublions pas, n’est pas de pouvoir dépendre de personne. Aucun pays au monde ne le pourrait longtemps. L’indépendance, en fin de compte, c’est de pouvoir répartir et choisir librement ses liens de dépendances.   Vivre égaux et différents avec des lois justes dans une Calédonie libre, c’est l’idéal d’une Calédonie indépendante et socialiste, débarrassée du colonialisme et, si la France lui permet une émancipation normale, peut être plus que jamais attachée à elle, par les sentiments et non par les intérêts.  

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