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"A bloc", le maraîcher indonésien.

Il venait tous les jours couper de l’herbe pour ses lapins, en face de notre logement, dans un immense terrain vague appartenant à Radio-État. La lame effilée et brillante de sa faucille tranchait imperturbablement la “Guinée” avec détermination. Empaquetée dans des grands sacs ayant servi à conditionner du riz, la récolte était transportée à l’arrière d’une 4L brinquebalante de couleur blanche. Nous l’observions avec étrangeté quand soudain l’irruption du ballon de foot-ball nous rappelait à nos postes d’attaquants, d’arrières ou d’ailiers. Puis, comme il était venu et avait travaillé, le vieil indonésien repartait chez lui, silencieux, accroché au volant, le visage dans le pare-brise, sans doute fatigué et fier à la fois du travail accompli.
Mon père qui est toujours être à attirer la sympathie et la compréhension lui avait demandé quel était son nom et s’il ne pouvait pas nous vendre quelques animaux à grandes oreilles, douzaines d’œufs ou poulet de plein champ. Le vieux javanais ne parlait pas le français mais répondait toujours: “C’est bon, y’en a a bloc”. Nous avions alors, mon père et moi, pris congé du personnage en lui confirmant que nous viendrions lui rendre visite d’ici quelques jours.
Le matin du dit jour, je demandais à mon père de l’accompagner chez le vieux javanais. Il me répondit qu’il n’y voyait pas d’inconvénients, bien au contraire, se serait là l’occasion d’une expérience supplémentaire, assurément enrichissante tant au niveau humain que des sciences naturelles et que des choses dites “de la vie”.
Le vieux couple de travailleurs infatigables, habitait en contre-bas d’une maison cossue qui donnait sur la rue Le Chenadec, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau de notre appartement de la rue Rédika. Il fallait se frayer un chemin le long d’un “grillage-limite”, à travers les bougainvilliers hâbleurs qui n’avait pas rencontré de sécateur depuis longtemps et une liane-jade qui s’épanouissait avec une telle générosité sur sa tonnelle trop petite qu’elle retombait en cascade jusqu’au sol. Ils avaient construit là, au bout d’un chemin de terre, leur cabane en tôles ondulées, récupérées d’ici de là, et dont la toiture visiblement étanche reposait sur une charpente sommaire mais solide. La pièce principale était séparée de la salle d’eau et de l’abri servant de cuisine par un passage couvert. A l’intérieur du logis, le sol en terre battue était recouvert par endroit d’un lino usé par les passages répétés. Au mur, des images de Djakarta, de Bali; un calendrier suranné avec des photos de vedettes du cinéma et de la chanson indonésiens et trônant en évidence, le portrait d’un homme politique que j’appris bien plus tard à reconnaître et à nommer, le président de la République et père de l’indépendance, le colonel Soekarno. Il n’y avait ni l’eau courante, ni l’électricité. Le toit permettait de recueillir l’eau de pluie qu’ils stockaient dans de grands fûts en plastique de couleur bleue. Une faible luminosité était obtenue grâce à la combustion du pétrole lampant dans de superbes lampes en verre. Cette absence de confort élémentaire ne semblait pas leur poser problème. A leurs âges, ils s’étaient peut-être résolus à vivre définitivement dans cette vision que nous avions du dénuement. Mais ils n’étaient pas nus...
L’homme portait un short bleu en jean forcément délavé qu’il couplait à une chemise en coton de la même couleur. Lorsqu’il était occupé en plein soleil, une vieille casquette vantant les mérites d’une marque de bière importée était ancrée sur son crâne dégarni. Des chaussures de toile avec des semelles en plastique qui se ferment sur le talon ornaient la partie inférieure de sa démarche. Mais ce jour là, chez lui, il était pieds nus. Jamais plus depuis cette journée, je n’ai revu chez un être humain, des pieds aussi déformés. Ils étaient exceptionnellement courbés et la largeur de la plante à la base des doigts pouvait bien atteindre à vu d’œil une quinzaine de centimètres. C’était impressionnant! Nous apprîmes plus tard, au moment des confidences plus personnelles, grâce à des relations moins épisodiques et d’une durée plus longue, qu’une lame de motoculteur avait, entre autres, labouré son pied droit.
Au fur et à mesure de nos visites, les relations commerciales s’étaient transformées en échanges conviviaux. Compte-tenu de la phrase fétiche de notre ami indonésien, nous l’avions surnommé “A Bloc”. Ce surnom provoquait chez lui un rire inimitable qui précédait toujours une franche poignée de mains en guise de bienvenue.
J’appelai affectueusement sa femme, Mamie. C’est le nom qui s’impose de lui-même quand un enfant rencontre pour la première fois une femme d’un âge vénérable. Il est souvent très difficile de donner l’âge d’un ou d’une asiatique tant le temps semble n’avoir aucune prise sur leur physique; seul le poids des années de dur labeur permettait de réduire la part du mystère. Mamie avait peut-être entre 65 et 70 ans. Elle aussi ne comprenait pas bien le français mais savait toucher le cœur des enfants: elle m’offrait à chaque visite ses fameuses galettes indonésiennes composées de maïs et de lentilles fris dans une pâte à beignets. C’était le dépaysement culinaire et gustatif total à quelques encablures de la cuisine de ma mère. Mamie avait une dentition qui aurait pu attiré l’attention de centaines d’étudiants en odontologie. En effet, ses mâchoires étaient plantées de dents de façon désordonnée, dissymétrique, le plus souvent de travers, cette composition dentaire me surprenait à chaque fois. Par contre, lorsqu’un rire s’extirpait de ces rangées d’émail et d’ivoire, que le souffle de la vie écartait sa bouche et que ses yeux se plissaient de joie sous sa tignasse de cheveux filasses, alors on pouvait être assuré à son tour de connaître la même rigolade contagieuse. Ces deux vieux là savaient rire. N’était-ce pas là l’essentiel?
Puis les habitudes changent sans raison apparente, les visites se font plus rares et le contact se perd. Le hasard nous appris un jour que le vieux “A bloc” était parti cultiver les champs d’ Ialou et que sa femme l’avait rejoint quelques temps après: inséparables dans la vie, inséparables dans la mort.
Dernièrement, après plus de vingt ans sans traîner mes guêtres dans cette partie là de mon quartier, je me suis rendu à l’endroit exact où était implanté leur cabane. Il ne reste plus rien des aménagements effectués et des arbres plantés. Le sol autrefois fertile a été raclé par la lame implacable d’un caterpillar. Parmi le tas de végétaux séchés, branches mortes et terre à faux-mimosas amoncelés par l’engin de terrassement, on voyait nettement dépasser quelques vieilles tôles rouillées parmi lesquelles, on distinguait les débris de plastique bleu des grands bidons qui étaient destinés à stocker l’eau de pluie. Ne sachant, si une quelconque parentèle s’est manifestée aux décès des deux vieux indonésiens, je me suis fait à l’idée, que les seules traces matérielles, de leur passage dans le monde médian, étaient regroupés là, gisant sous un tumulus moderne, offerts à l’oubli des mémoires et au Temps qui n’en finit plus de dérouler magistralement sa longue et froide indifférence.
“A bloc” et sa femme sont partis pour toujours.
L’espace de leur cabane sera bientôt recouvert par la dalle démesurée d’une maison bourgeoise avec piscine en ciment, double garage et jardin tropicalisé où résidera peut-être un couple avec enfants.
J’ose, alors imaginer que l’esprit de “A bloc”, accompagné de sa fidèle épouse, ira sans scrupules puiser l’eau de la piscine pour abreuver ses lapins allongés entre la “casserole” et le “chariot”, au moment imprécis où l’encre de la nuit indonésienne est dilué par la naissance d’un nouveau matin superbement calédonien. Alors, une fois le travail accompli, les deux vieux se laisseront guider par la force de l’habitude pour venir s’asseoir sur le banc bancale qu’on cale avec un morceau de brique réfractaire. Ils accouderont leurs corps usés par une vie de douleurs physique et morale sur les coupes de fruits délavées de la nappe cirée, s’échangeront un regard-tendresse sous les photographies du lointain pays de leurs ancêtres, puis le silence de leur caractère se tournera vers l’aube muette. Leurs yeux se fermeront alors pour ne plus jamais s’ouvrir. Le crépuscule aura une nouvelle fois eu raison de l’aurore.

Olivier Houdan
janvier 1995

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