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Maurice LENORMAND (1913-2006).

Le candidat providentiel.

Un soir. Une sonnerie de téléphone retentit dans la fraîcheur de la nuit néo-hébridaise.
Maurice Lenormand et son épouse, Simone, sont installés à la terrasse du domicile de Pierre Anthonioz, son ami d’enfance qui occupe la fonction de commissaire-résident de France à Port-Vila, chef-lieu du Condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides. Nous sommes au mois de juin 1951. Ils sont arrivés quelques jours plus tôt pour envisager l’installation d’une pharmacie dans l’archipel, probablement ici à Efaté à moins que leur statut de propriétaire d’une plantation sise à Sarabo sur la grande île de Santo, n’en décide autrement.
A l’autre extrémité de l’appareil, depuis Nouméa, le pasteur Marc Lacheret demande à s’entretenir avec “Monsieur Lenormand”. Pour ne pas éveiller de soupçons, le ministre du culte, engage la conversation en drehu, la langue de Lifou, qu’ils connaissent tous les deux. L’objectif de Lacheret est clair: soutenu dans sa démarche par les hiérarchies catholique et protestante et par les notables mélanésiens représentants les deux associations confessionnelles mélanésiennes créées en 1947, l’UICALO (Union des Indigènes Calédoniens amis de la Liberté dans l’Ordre), catholique, et l’AICLF (Association des Indigènes Calédoniens et Loyaltiens Français), protestante; il lui demande d’être candidat à l’élection législative prévue en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides, le 1er juillet 1951. D’abord surpris, Lenormand se rappelle alors d’une recommandation du père Luneau, curé à Canala, à un groupe de Mélanésiens catholiques et protestants qui était venu lui rendre une visite impromptue dans sa pharmacie du carrefour de la Police: “si un jour, vous avez besoin de quelqu’un pour vous aider, aller voir Lenormand.” Le jeune entrepreneur de 38 ans obtient de son interlocuteur un délai de réflexion. Il recueille l’avis de son épouse et de son ami d’enfance puis rappelle son correspondant en lui donnant une réponse positive. Le lendemain, Lenormand signe sa déclaration de candidature sur le maroquin du bureau du Résident de France. Il est le dernier à se présenter à la députation. A Nouméa, l’annonce de sa candidature surprend. Sans plus. Mais la population s’interroge: qui est cet homme pratiquement inconnu du grand public et qui apparaît pour certains comme le candidat providentiel?

Les Lenormand ou la musique pour passion.

Grâce aux registres d’Etat civil départementaux et aux recherches généalogiques réalisées par son frère Albert, il est possible de remonter le temps jusqu’en 1782 où la famille Lenormand s’installe à Mâcon, année au cours de laquelle un dénommé Jacques Noël Lenormand est directeur de la faïencerie de Mâcon. Trois enfants naissent de son union avec une femme dont le nom ne figure pas sur les actes de naissance: Antoine Lenormand (1794-1836), professeur de violon; une fille qui se marie à Jean-Baptiste Olivier, professeur de musique et enfin Jacques Lenormand. Ce dernier épouse Marguerite Roman dont il a un unique descendant: Philibert né en 1831 qui se marie en 1854 avec Anne-Marie Crouzet dont le père était membre de la Société musicale de Sainte-Cécile à Mâcon. De leur union, naît Pierre Lenormand (1855-1938) qui s’illustrera par une riche carrière de musicien. Elève de l’Ecole classique et religieuse Niedermeyer, promotion 1872-1873, il obtient les premiers prix de piano, d’harmonie et d’histoire de la musique et un deuxième prix d’orgues. A partir de 1875 et durant plus de vingt ans, le grand-père du futur député de Nouvelle-Calédonie est professeur de musique des Ecoles normales et jusqu’à son décès il occupe la fonction d’organiste de la cathédrale Saint-Vincent de Mâcon. En 1880, il fonde puis dirige pendant douze ans, l’orchestre symphonique de Mâcon. Pierre Lenormand est aussi l’auteur de plusieurs articles de critique musicale et d’une étude sur la facture d’orgues. Il a composé une messe solennelle à quatre voix (1880), des chœurs, motets, pièces d’orgues et une cantate: “La ronde du Sabbat”. Il fût également directeur de la maîtrise de Saint-Vincent, président de la chorale Lamartine et membre titulaire de l’Académie de Mâcon. Cette fibre musicale, il la transmet à son fils, Maurice René Lenormand (1884-1981) étudiant au Conservatoire de Lyon et à l’Ecole de musique classique de Paris. Devenu professeur de piano et d’orgues à l’école de musique de Mâcon, il prend la relève de son père comme organiste de 1938 à sa mort. Auteur et compositeur, élève du maître Gabriel Fauré, il donne de très nombreux concerts en France et à l’étranger. Jean-Paul Noly qui l’a personnellement connu raconte: “Il a contribué par un enseignement de qualité a faire aimer et pratiquer durablement la musique à ses élèves en leur faisant comprendre toute l’émotion et la sensibilité qu’elle peut contenir. Pour chaque œuvre, il exigeait de ses élèves de la rendre vivante. [...] Personne d’une grande érudition, il a toujours été un personnage de son temps. Les dernières années de sa vie, il était toujours pressé avouant que le temps lui était compté. Dans les années 1955, propriétaire d’un scooter, on pouvait le croiser dans les rues de Mâcon avec Madame Lenormand en amazone. Les jeunes à qui cet exercice étaient interdit par les parents le citaient à décharge.”

Une jeunesse si française.

Maurice, Jean, Joseph, Henry Lenormand naît à Mâcon le 15 janvier 1913. Il est le fils de Marie, Henriette Javin, femme au foyer et de Maurice, René Lenormand. Trois garçons viendront agrandir le cercle familial, Jean (1914-1997), pharmacien, propriétaire d’une officine avenue de la Grande Armée à Paris; Albert (1915), artiste-peintre et chromatiste reconnu et Paul (1922-1951), actionnaire des Salines du Midi qui décède dans un accident de voiture à Salon de Provence. Durant la Première Guerre Mondiale, Madame Lenormand se réfugie au Couvent des Saints-Anges à Mâcon, en face de la prison départementale. Période précaire durant laquelle elle élève ses trois enfants en bas-âge dans une petite pièce mal chauffée, située sous les combles du bâtiment religieux où son époux, brancardier puis infirmier sur le Front les rejoindra durant ses rares permissions. Après la Grande Guerre, les Lenormand s’installe d’abord Place d’armes puis au 28 et enfin au 43, rue de l’Héritan sur les hauteurs de la ville et reprennent le cours normal de leur existence. La scolarité du jeune Maurice semble s’être déroulée sans problèmes notables comme nous l’indique son frère Albert: “Maurice a toujours été considéré comme un élève studieux. Il a toujours été doué pour les langues et il n’a pas eu de difficultés avec l’allemand, la première apprise et parlée. Il aimait, bien sûr, la géographie, l’histoire et la philosophie. La lecture était son passe-temps favori.” De 1919 à 1923, Maurice Lenormand est élève à l’école Frédéric Ozanam puis au Lycée Lamartine, où il effectue toutes ses études secondaires avant d’être reçu, du premier coup, au baccalauréat ès Lettres le 9 juillet 1931. Interrogé sur le déroulement de ces années, Maurice Lenormand raconte: “Pendant les études surveillée qui avaient lieu chaque soir de la semaine de 17 à 19h00, je profitais du temps restant pour améliorer et étoffer une langue, que j’avais créée de toutes pièces en inventant des mots, largement basés sur leurs sonorités. En classe de troisième, j’animais avec d’autres camarades, le Tertia Club. Nous réalisions un bulletin, à la parution irrégulière, agrémentés de découpages d’articles issus des magazines de jeunesse comme “Le bon point” ou “Le petit explorateur”, destiné aux collégiens et lycéens.” Concernant la place et le rôle qu’occupe Maurice au sein du clan familial, son frère précise: “Dans notre famille, Maurice n’occupait pas de place prépondérante, sa situation d’aîné ne l’entraîne à jouir d’aucune autorité ni d’aucun privilège particulier.” A propos de l’influence du climat religieux sur la cellule familiale, il souligne: “[...] nos parents ont été des êtres très pieux (...). Certes, le comportement de nos parents faisait l’admiration du clergé de Mâcon qui considérait mon père comme l’égal d’un saint, mais chacun des enfants est resté libre de son destin spirituel dans le respect mutuel.”
Sur l’enfance de son frère, Albert poursuit: “[...] Son goût des voyages et de l’aventure s’est révélée très tôt lorsqu’il entra chez les Scouts de France. Il aime la Nature, les randonnées, le camping et les feux de camps. Il aime jouer aux Peaux Rouges. Ses camarades l’appelent le “cow boy” car il sait jouer du lasso mais son totem de scout sera “chat sauvage des jungles”.”Maurice fait même publié un article de sa composition dans “Louveteau”, la revue du scoutisme français, en dégageant les points communs entre le personnage de Mowgli et son propre totem. En 1929, il participe avec sa troupe au jamboree scout de Birkenhead en Angleterre où il fait la connaissance de plusieurs homologues étrangers. Dans un cahier daté “1928-1933”, le jeune “pionnier” y consigne méthodiquement avec la rigueur d’un observateur et d’un auditeur attentif, des renseignements de toutes sortes sur chacune des délégations rencontrées (Etats-Unis, Jamaïque, Palestine, Inde, Brésil, Siam, Autriche, Allemagne): notice géographique, dessin précis de leur insigne national et notes sur l’organisation de leur mouvement respectif. Dans le scoutisme, il apprécie beaucoup l’esprit de franche camaraderie et l’amitié qu’il n’a de cesse de développer et de vouloir approfondir. Entre septembre 1927 et avril 1930, il entretient une intense correspondance avec un ami d’enfance, Jean Barbet, alias “Moineau bavard” dont le contenu intimiste dévoile encore plus la personnalité en construction du jeune Lenormand et dessine lentement ses premières idées politiques largement façonnées par les convulsions de la “Gueuse” et de ses scandales politiques et financiers. Il lit la presse nationaliste et conservatrice, du Charles Maurras, du Léon Daudet et participe à des débats animés par Jean Eck, un camarade de classe, d’origine alsacienne, membre de l’Action catholique.

Les irrésistibles appels du Large et du Lointain.

A l’automne 1931, le jeune bachelier part pour l’Institut agricole de Maison Carrée à Alger où il entreprend des études sur la culture de la vigne et la vinification. Il obtient son diplôme d’ingénieur deux ans plus tard. Durant son séjour, il apprend la langue arabe avec le professeur Mohamed Soualah et met à profit ses nombreux trajets en autobus pour s’immerger dans la population locale et parfaire ses bases linguistiques. A la fin de son cursus, il refuse le poste qui lui est proposé à Constantine et rentre en France pour se libérer du service militaire qu’il lui reste à accomplir.
En 1934, un mois après avoir contracté son engagement de 18 mois dans l’armée de Terre, le jeune ingénieur mâconnais est affecté à la Compagnie mixte d’Infanterie coloniale en Nouvelle-Calédonie et s’embarque pour le bout du monde à bord du Céphé. Cette affectation lointaine est motivée par la possibilité d’obtenir un long déplacement aux antipodes et le choix de la destination est simplement dû au fait que Maurice fut “sensible à l’idée que Nouméa soit sur un planisphère, le point le plus éloigné de l’Hexagone”. Son engagement militaire se transforme en idylle exotique. En effet, au cours d’une patrouille, Place des cocotiers, le caporal Lenormand est pris d’un véritable coup de foudre pour une jeune fille assise à l’arrière d’un véhicule conduit par le chauffeur indonésien, ganté de blanc, de Jules Calimbre, un homme d’affaires calédonien. Il s’agit de Simone Wapata Sootr, fille biologique de Hnyeuko Sootr Atre Thupëhmelöm et de Charlotte Xutre Wahnyamala de la tribu de Kédeigne dans le Loëssi. Elle sera avec sa sœur Joséphine, adoptée et protégée par les époux Calimbre. Elle est mélanésienne. Lui est européen. Elle est protestante. Lui est catholique. Deux couleurs mais un seul couple. Ils sont mariés par le révérend-père de Mijola, le 22 octobre 1935 dans la sacristie de la cathédrale de Nouméa. Huit enfants, naîtront de leur union: Josette (1936), Monique (1941), Patrick (1944), Katia (1947), Paul-Henry (1951), Brigitte (1955), Eric (1957) et Jean (1962) dont la descendance, très largement métissée, se compose de 14 petits-enfants, 18 arrière-petits-enfants et d’un arrière-arrière-petit-fils de 4 ans. Deux de ses propres fils sont handicapés sous tutelle. Neuf jours avant son mariage, il est mis en congé libérable et débute sa vie professionnelle: chimiste-analyste à la SLN, employé sur la mine Kataviti à Voh, manutentionnaire sur le port de Nouméa dans la société de chalandage et d’acconage de son beau-père, il devient même après concours, commis d’administration au service des douanes et des contributions.

Une famille calédonienne sous l’Occupation allemande.

Sur les conseils précis et pressants de son cousin René Fouchet, propriétaire du brevet et d’une usine à Houdan qui fabrique la Boldoflorine, Maurice Lenormand se laisse convaincre de retourner en France et de préparer son diplôme de pharmacien. Les jeunes époux et leur fille Josette quitte la colonie en septembre 1937. Happé par la mobilisation générale et le début de la guerre, l’étudiant Lenormand est rappelé sous les drapeaux le 26 août 1939 et intègre le 1er Régiment d’Infanterie Coloniale. Il participe aux campagnes de Sarre et de Sedan et à la bataille de Châlons-sur-Marne. Il est démobilisé un an plus tard. Il reste quelques mois avec sa famille à Mâcon et se réinstalle à Paris, 7, impasse Cœur de Vey dans le XIVème arrondissement.
Pendant toute la période de l’Occupation allemande, il continue ses études de pharmacie à la Faculté de Paris; suit les cours de philologie, d’histoire des religions et de sociologie du Professeur Maurice Leenhardt; de linguistique et de phonologie du professeur André Martinet qui lui distille les arcanes de la méthode structurale développée et introduite en France par l’Ecole de Prague. Il est également élève de l’Ecole Nationale des Langues orientales Vivantes, où il apprend le tahitien, le houaïlou et excelle dans le malais où il fait la fierté et provoque l’admiration de son enseignante, Mme Sokolov, une russe blanche immigrée en France. La vie sous l’Occupation s’organise entre le partage avec les époux Leenhardt, des colis envoyés par les Calimbre contenant du café, des boîtes de Ouaco et du beurre de cacahuète australien; les goûters vitaminés organisés par le Ministère des Colonies, boulevard Saint-Germain, pour les étudiants ultramarins; mais aussi la rédaction et la publication dès 1938 puis en 1942 et 1943 de trois livres: “Manuel pratique du Corporatisme”, “Techniques de l’organisation corporative” et “Vers le régime corporatif” qui font de lui un théoricien du corporatisme et du personnalisme, deux doctrines constituantes de l’idéologie pétainiste.
Devant subvenir à ses charges familiales, tout en poursuivant ses études, il administre d’abord la société Radio Productions de son cousin; en 1942, il est nommé chef du service des plans de production aux groupements professionnels agricoles coloniaux de la rue de Lille. Il y est chargé de faire un projet de développement pour l’Afrique occidentale française en particulier pour les productions de café et de cacao. L’année suivante, il remplace à la Fédération de l’élevage colonial, son camarade l’ingénieur agronome Delagrange, fusillé par les Allemands. Il planche sur un plan d’élevage pour la Haute-Volta. En 1944, il doit quitter son poste et se réfugie en Saône-et-Loire mais il se trouve à Paris en juillet-août, intégré dans une cellule de résistance du Mouvement de Libération Nord lors de la délivrance de la capitale.
Après avoir mené toutes ces études à leur terme et rédigé en octobre 1945, et à leur demande, la première revendication politique des Indigènes calédoniens du Bataillon du Pacifique, stationnés significativement à la caserne de la Tour-Maubourg, à proximité du triangle institutionnel parisien, c’est donc un brillant diplômé qui embarque à Marseille, avec son épouse et leurs trois enfants, à bord du Sagittaire, à destination de la Nouvelle-Calédonie, qu’ils atteignent le 21 mai 1946.

Un homme neuf et entreprenant aux idées nouvelles.

Quelques mois après son arrivée, Maurice Lenormand se porte candidat à la reprise de la pharmacie Busiau mais sans succès. Il crée alors la “Pharmacie-Droguerie du Pacifique Austral” sise au rez-de-chaussée de la grande bâtisse à l’angle de la rue de Sébastopol et de l’avenue de la Victoire, à Nouméa. La famille loge dans l’appartement situé juste au-dessus. A l’époque, précise Lenormand: “(...) tous les médicaments étaient de marque américaine, anglaise, australienne ou canadienne. Il n’y avait aucun produit français. Le dollar était la principale monnaie d’échanges et d’achats.” Il poursuit: “Ayant passé des commandes avant mon départ, très vite l’engouement de la population pour la pharmacopée française dépasse mes espérances ». Attiré comme tant d’autres par l’archipel voisin des Nouvelles-Hébrides, perçu depuis Nouméa comme un eldorado, il achète pour un prix convenable, l’ancienne propriété Gardel, au lieu-dit Sarabo sur l’île de Santo. Son objectif est d’y développer la production de kava dont il entrevoit déjà les possibles applications thérapeutiques mais le minimum de trois années avant toute récolte, le contraint à abandonner ce projet. Néanmoins, il reste propriétaire d’un vaste domaine de plus de 400 hectares dont une partie est occupée par des caféiers (30 ha), des cacaoyers (200 ha) et des cocoteraies (130 ha). Le reste est occupé par du bétail au milieu desquels paissent une dizaine de chevaux sauvages. Il créé également deux “drug-store, l’un à Port-Vila et l’autre à Luganville. A la suite d’un accord intervenu avec Henri Martinet, il transfère le 7 juillet 1947 son activité dans le local de la pharmacie normale, rue Clémenceau. En parallèle de ses activités commerciales, agricoles et pharmaceutiques, il participe à la renaissance de la Société d’Etudes Mélanésiennes, créée en 1938 par Maurice Leenhardt. Vers 1950, son nom commence à jouir d’une notoriété qui ne dépasse pas encore le cercle de la société savante, mais le personnage est perçu comme attentif aux questions mélanésiennes. Il maîtrise la langue de Lifou qu’il apprend avec engouement auprès de l’oncle de son épouse, le vieux Hnoija Wanhyamala. Il poursuit ses recherches ethnologiques sur les chants, les danses et l’histoire des chefferies de Lifou et rédige plusieurs articles dans des revues spécialisées. Enfin, le 24 juin 1950, le service des mines du territoire enregistre les noms de Maurice Lenormand et de Joseph Datchanamourty, associés à parts égales, en vue de l’acquisition de deux concessions minières en baie de Ngo.

Maurice Lenormand, le parlementaire français (1951-1964).

Intégrant les doléances des associations confessionnelles mélanésiennes dans son programme électoral alors que ses challengers, excepté Florindo Paladini, ignorent superbement la question autochtone, le candidat Lenormand réunit sur son nom la majorité des suffrages mélanésiens et devient député avec “seulement” 38% des voix ce qui lui vaudra tout de même le surnom révélateur de “député des Canaques”. Quelques semaines après son élection, le débat sur le “statut calédonien” et la “question indigène” qui dure depuis 1947 s’empare à nouveau de la scène politique calédonienne. L’enjeu en est la représentation de l’électorat autochtone et par conséquent la composition du corps électoral calédonien en vue du renouvellement du Conseil général initialement prévu en janvier 1952. Après de longs atermoiements, débats législatifs, négociations officieuses et entrevues ministérielles, le collège électoral unique est établi sauf dans la circonscription Côte Est et Ile des Pins où un double collège déguisé est institué et accepté par Lenormand et ses alliés d’autant plus sereinement, qu’ils préparent déjà en coulisses, la création des listes d’Union Calédonienne sur lesquelles figureront des notables mélanésiens aux côtés de personnalités du petit et moyen colonat européen. Le 8 février 1953, date de l’élection du Conseil général, les listes d’Union Calédonienne créées pour l’occasion totalisent 14 élus, dont 9 autochtones auxquels se joindra un allié objectif le docteur Marc Tivollier, sur 25 conseillers. Le règne de l’UC commence.
En parallèle, de cette première salve politique et institutionnelle, le jeune député s’inscrit le 21 août 1951 au groupe parlementaire des Indépendants d’Outre-Mer que préside le député sénégalais, Léopold Sédar Senghor. Cette décision est motivée par son double souci de rester à l’écart des partis politiques traditionnels afin de pouvoir traiter de tous les problèmes sous l’angle des intérêts des seuls territoires d’outre-mer. Cette position est présentée par lui comme fondamentale et indissociable de son rôle de parlementaire. Nommé, au cours de ses différents mandats, dans plusieurs commissions internes, il défend à la tribune de l’Assemblée Nationale ou intervient auprès de l’Administration sur tous sujets intéressants les populations ultramarines en général et calédonienne en particulier. Ainsi, pour les questions d’outre-mer, il se joint à plusieurs députés africains qui proposent la création d’académies (1951); d’assurer la sauvegarde de la production de corps gras dérivés du coprah et des palmistes (1952); de créer des Jeux de l’Union Française (1952); d’établir une carte de la climatothérapie et de l’hydrologie climatique en vue de la création de sanatoria, préventoria, centres de cure et post-cure (1953); de créer une aide aux familles nombreuses des non-fonctionnaires (1953); de modifier l’élection des députés dans les territoires relevant de la France d’outre-mer (1955); d’augmenter le nombre de sièges relatif à la représentation des territoires d’outre-mer au Conseil Economique (1956). Pour la Nouvelle-Calédonie, Il défend les subventions publiques aux écoles privées (1951); le maintien de la parité entre le franc cfp et le franc français; la constitution du Comité de Défense du Franc Pacifique; la liberté d’exporter du nickel pour les petits mineurs; l’extension de la loi des 40 heures; la mise en création d’une société d’économie mixte de construction d’habitations à vocation sociale; l’extension de la réglementation sur les accidents du travail; le projet de création d’une nouvelle ville au lieu-dit: Port de Népoui (1955); l’extension de certaines dispositions du code de la santé publique et de nouvelle dispositions réglementaires concernant les accidents du travail et les risques professionnels (1955); la création d’une caisse de stabilisation du prix du coprah et du café (1956), etc.
Enfin, avec d’autres collègues, il participe au toilettage et à l’harmonisation de la loi sur la fabrication et la vente des produits organiques destinés au traitement des maladies animales (1951); il propose une loi tendant à étendre à l’Algérie des dispositions concernant les entreprises de presse et d’information (1952); d’autoriser les directeurs de laboratoires d’analyses médicales à effectuer des prélèvements (1952); à venir en aide aux victimes du cyclone ayant dévasté la ville de Karikal (1952); de rendre obligatoire à bord de certains véhicules à l’arrêt un signal d’avertissement réfléchissant en vue d’augmenter la sécurité routière (1954); de réorganiser les services du commerce extérieur (1954); de supprimer la peine de mort (1960) ou encore de réprimer la provocation à la haine raciste et les discriminations raciales (1963)
A ces nombreuses propositions de loi ou de résolution, il travaille à la transformation ou à la rénovation des institutions territoriales dans le but de faire prendre en considération par le législateur les particularismes de la personnalité politique calédonienne. Maurice Lenormand est aussi le fondateur du groupe parlementaire d’amitié franco-indonésienne en 1951. Au mois d’août de cette même année, au moment de la mise en formation du gouvernement Pleven, il est consulté par ce dernier pour devenir secrétaire d’Etat mais ce projet avorte. Il est réélu triomphalement les 8 janvier 1956 et 24 mai 1959 mais les résultats de l’élection législative du 18 novembre 1962 traduisent une érosion des suffrages et un tassement de son électorat traditionnel. L’affaire du “dynamitage” du local du journal de l’Union Calédonienne à la Vallée du tir est le non-évènement qui le propulse bien malgré lui devant les tribunaux puis devant le Conseil Constitutionnel qui, saisi le 13 mars 1964 par une requête du Garde des Sceaux, Jean Foyer, prononce quatre jours plus tard, la déchéance de plein droit de Maurice Lenormand, de sa qualité de membre de l’Assemblée Nationale comme son collègue le député tahitien Pouvana a Oopa, le 12 mai 1960. Lenormand abandonne immédiatement son siège de député et démissionne de son mandat de conseiller territorial. Sa traversée du désert débute. Elle dure 7 ans. Le 7 juin 1964, Roch Pidjot, président de l’Union Calédonienne, suppléant de Lenormand en 1962, devient le premier député mélanésien de l’histoire calédonienne.

Maurice Lenormand, l’élu calédonien (1953-1984).

La publication locale des décrets d’application de la loi-cadre Defferre en juillet 1957 inaugurent officiellement une nouvelle page de l’histoire politique de la Nouvelle-Calédonie en conférant au Territoire, des pouvoirs élargis et des compétences nouvelles dans une organisation institutionnelle inédite. L’exécutif devient bicéphale: il est partagé entre le Haut-Commissaire et le Vice-président du Conseil de gouvernement choisi au sein de l’Assemblée territoriale où l’UC jouit sereinement de sa position dominante au moins jusqu’aux élections territoriales de 1972. Leader du groupe majoritaire, Maurice Lenormand devient logiquement le 22 octobre suivant, le premier vice-président d’un conseil de gouvernement composé de 7 ministres, tous UC dont deux Mélanésiens: Doui Matayo Wetta et Roch Déo Pidjot. Une loi sur le cumul des mandats le contraint le 4 juin 1959 à choisir sa fonction de député. Sous le mandat du Général De Gaulle, il ne résiste pas indéfiniment aux assauts des conservatismes nationaux et locaux et de leurs intérêts économiques et financiers. Conseiller général puis territorial de 1953 à 1984, il mène avec le groupe UC à l’Assemblée délibérante, un immense travail qui transforme profondément et durablement la société calédonienne en la faisant littéralement changer d’ère par de nombreuses réalisations concrètes en matière sociale, sanitaire, éducative, économique ou d’équipements aéroportuaire ou énergétiques. Ainsi les élus Mélanésiens et Européens du Mouvement ont activement participé à la mutation de leur pays et de sa population, les faisant évoluer d’une société repliée sur elle-même et passéiste, à une société moderne dans laquelle les avancées sociales proposées, votées et établies par eux n’ont jamais été remises en cause depuis.

Maurice Lenormand, co-fondateur et commissaire-général du Mouvement d’Union Calédonienne (1956-1988).

La création du Mouvement d’Union Calédonienne est concomitante du cheminement législatif de la loi-cadre Defferre entre février et juin 1956. Projet de large décentralisation politique et administrative, pensé pour les colonies africaines et malgache et leur inévitable évolution institutionnelle, le projet de loi est étendu aux territoires français du Pacifique. Dans le but d’accueillir et de faire vivre au mieux, ces nouvelles dispositions statutaires, les députés Senghor, Boigny, Aujoulat, encouragent Lenormand à créer enfin, ce vaste mouvement fédérateur dont la première raison d’être est la mise en pratique des mesures novatrices de la loi-cadre. Sur place, les succès électoraux des listes ou des candidats de l’UC, entre 1953 et 1956 permettent de consolider et d’entraîner dans leur sillage, une masse nombreuse de militants qui forge la fidèle base électorale du Mouvement, très largement acquise aux idées progressistes et populaires défendues par ses dirigeants. Fruit de l’adaptation locale du système organisationnel du Parti communiste français, le MUC est dès sa création officielle en mai 1956, une organisation structurée, vivante et active composée de membres conscientisés et formés et présente sur l’ensemble de l’archipel calédonien par le biais de ses 297 sections de bases réparties dans 58 districts coutumiers et présentes dans les 30 collectivités municipales que compte alors la Nouvelle-Calédonie. Le Mouvement se dote progressivement de tout l’éventail des traditionnels attributs matériels de la propagande politique et électorale (sigle, emblème, devise, drapeau, insignes). Son credo vise à faire vivre côte à côte et non face à face, les deux principales communautés du territoire: les Mélanésiens et les Européens dans un projet de société débarrassé des oripeaux de la colonisation afin de fonder le peuple calédonien: deux couleurs mais un seul peuple. Son fonctionnement est encadré par les 21 articles de ses statuts et par les 62 autres de son règlement intérieur dont est issu un solide organigramme hiérarchisé de manière pyramidale. Durant 32 ans, l’UC vivra presque au rythme imposé par son leader charismatique lors de ses discours politiques, par la voie de “l’Avenir calédonien” et au moment des campagnes électorales éprouvantes. La cohésion du Mouvement étant le garant de sa réussite, Lenormand a toujours fait en sorte d’éliminer radicalement toute velléité, constatée ou suspectée, de trahison ou de collaboration avec l’ennemi. De très nombreux militants ou notables feront les frais de son autoritarisme. Le congrès du Mont-Dore en 1971 lui permet de sortir du désert et de recouvrer sa place au sein du Mouvement devenu Parti: “(...) je ne pouvais pas assister plus longtemps et dans le moment présent au dépérissement de ce qui a été, je crois, l’œuvre de ma vie.” Le congrès de Bourail puis la réunion du comité directeur à Azareu (1977) conserve Lenormand comme commissaire-général malgré la révolution de palais qui vient de s’y dérouler par le biais du rajeunissement de son équipe dirigeante, des critiques visant Lenormand lui-même (“Nous ne voulons plus que l’UC soit le parti d’un homme” déclare Jean-Marie Tjibaou, le nouveau vice-président) et par la formulation d’une idéologie désormais ouvertement pour l’indépendance. Au cours de son XIXème congrès à Gélima, les 11 et 12 novembre 1988, Maurice Lenormand, absent, est évincé de son poste et remplacé par son adjoint, François Burck.

Maurice Lenormand, le rédacteur du projet de constitution du futur Etat indépendant (1980-1987)

En 1980, lors du XIè congrès à Nouméa, les instances dirigeantes de l’UC décident de mettre en œuvre une réflexion globale et d’engager un imposant et minutieux travail de recherches, relayé à la base, par des débats d’idées et des échanges entre militants, en vue de rédiger la constitution du futur Etat indépendant, que l’Union Calédonienne appelle de ses vœux. Ce travail est confié à Maurice Lenormand. Il aboutit en janvier 1987 à la publication du projet de constitution du FLNKS qui est présenté devant le comité de décolonisation de l’ONU. Durant près de huit années, le commissaire-général s’investit pleinement dans cet énorme projet, apportant son expérience de parlementaire, son impressionnante capacité de travail et d’investigations et ses larges connaissances en la matière. Du congrès de Lifou en 1981 à celui de Yaté en 1987, chaque assemblée annuelle du Mouvement, voit la “Commission de la Constitution” apportait sa pierre à l’édifice. S’inspirant des exemples vietnamien, coréen, allemand, libanais, japonais et chypriote, il rédige un avant-projet qui fixe les principes fondamentaux sur lesquels seront fondés les lois et l’exercice des pouvoirs publics et définit les structures coutumières et non-coutumières de l’Etat kanak et socialiste qui sera une république, indépendante, souveraine, démocratique et décentralisée. Les instances coutumières sont intégrées à l’édifice constitutionnel. Un code de la citoyenneté et de la nationalité est examiné. Le futur statut des personnes est abordé. Plusieurs fois modifié, amendé ou transformé, le projet présenté par l’UC est adopté par le 4ème congrès du FLNKS à Oundjo (1986).

Maurice Lenormand, une personnalité hors du commun.

Grâce à la bienveillance inestimable de l’oncle de son épouse, le patient travail de collecte, de recherches et d’écriture entamé par le jeune Lenormand dès 1936, lui permet, avec l’aide et le conseil du Professeur Jean Guiart, d’achever la rédaction d’un dictionnaire: Drehu-Miny-Français et de soutenir une thèse de linguistique sur le même thème qu’il obtient le 13 mars 1998, à l’âge de 85 ans, avec la mention très honorable et les félicitations du jury. Cet épisode prouve à lui seul son extraordinaire force de caractère. Lenormand est un passionné. Tout ce qui est de l’Etre humain l’intéresse. Sa curiosité naturelle, sa largesse d’esprit, son insatiable volonté de savoir et de comprendre l’amènent à sans cesse, se documenter, lire, noter, sur d’innombrables sujets jusqu’à leur maîtrise, ce qui séduit son auditoire lambda et force l’admiration des spécialistes. C’est un travailleur acharné qui ne laisse rien au hasard. Tribun à l’éloquence rare, il a la capacité de retourner les opinions en touchant le cœur et l’âme d’un public. Lenormand a le pouvoir de rendre possible pour son pays, ce qui apparaissait d’emblée comme irréalisable et d’adapter en l’améliorant ce qu’il y avait de mieux ailleurs. Grand voyageur, il se considère comme un véritable citoyen du monde puisqu’à sa connaissance de la culture de ceux qu’il rencontre, il y ajoute la capacité à communiquer et à dialoguer grâce à ses talents de polyglotte (il parle 12 langues). Pratiquant le yoga, la méditation, la natation et la marche: Lenormand se soucie d’entretenir son corps comme son esprit. Maurice Lenormand fut également membre de plusieurs sociétés savantes: Société Asiatique de Paris, Société de Linguistique de Paris, Société des Océanistes de Paris, Polynesian Society of New-Zealand, Société des Etudes Mélanésiennes, Société des Etudes Polynésiennes de Papeete et Société des Anciens Elèves de l’Ecole des Langues Orientales Vivantes.
Enfin, autre facette du personnage, sa faculté à faire d’un potentiel, une réalité économique: en###ü 1958, il invente un procédé chimique pour le traîtement du cobalt contenu dans le minerai de nickel, très proche de l’hydrométallurgie...

La fin d’un rêve?

Particulièrement marqué par la formidable communion populaire entourant la performance sportive de Cathy Freeman, l’athlète d’origine aborigène, saluée unanimement par un public australien transcendé lors de sa victoire en finale du 400 mètres des jeux olympiques de Sydney; Maurice Lenormand y voyait l’illustration de son rêve calédonien: celui de voir un jour se lever avec fierté et enthousiasme toutes les composantes de son peuplement original applaudissant l’exploit d’un représentant du peuple originel###¸. C’est pour cela qu’il fut très affecté par la disparition des sept de la SMSP dans le crash de leur hélicoptère, où Raphaël Pidjot, un jeune kanak brillant et prometteur, déjà vainqueur de plusieurs segments d’un marathon politico-industriel inédit fut pleuré et regretté par plusieurs générations calédoniennes. En 2001, Maurice Lenormand décide de s’exiler en Australie. Il quitte alors définitivement l’espace géographique et politique calédonien et le peuple pour qui il a tant œuvré. Il part presque incognito, avec une valise et deux sacs de voyage: un bagage identique à celui qu’il portait en 1934 au moment de poser pour la première fois son empreinte sur la terre calédonienne.
A la fois, précurseur, visionnaire et moteur, Maurice Lenormand a participé à une œuvre unique en accompagnant les premières grandes enjambées émancipatrices d’un peuple colonisé, bâtissant avec beaucoup d’autres, le socle d’un projet de société débarrassé des séquelles du colonialisme et essayant de faire vivre une vieille id###˛ée pleine d’avenir: l’avènement du peuple calédonien dont le noyau dur serait formé par le peuple kanak autour duquel viendrait se rassembler toutes les autres communautés que l’Histoire a fait converger vers notre pays: dix couleurs mais un seul peuple...

Maurice Lenormand s’est éteint paisiblement le 8 septembre 2006, dans une maison de retraite de la Gold Coast, en Australie. Selon ses dernières volontés, son enveloppe charnelle a été incinérée et ses cendres seront placées à côté du cercueil de son épouse Simone dans le caveau familial du cimetière du 5è km. Quant à son âme partie rejoindre les esprits des centaines d’autres vieux militants de l’Union Calédonienne de toutes origines qui l’ont précédée, elle appartient désormais à l’Histoire de notre pays. La réhabilitation dépassionnée de l’extraordinaire œuvre de Maurice Lenormand peut sereinement commencer.

Olivier Houdan

Document rédigé sous l’entière responsabilité de son auteur. Copyright - septembre 2006.

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