Olivier Houdan, vous êtes historien et enseignant en Nouvelle-Calédonie où vous êtes né et avez grandi. Quelle est la situation politique et sécuritaire depuis septembre en Nouvelle-Calédonie ?
Depuis les mois de juin et juillet et les élections européennes et législatives, la situation sur le terrain se caractérise par un retour progressif à la normale. Excepté dans la partie sud du Mont-Dore jusqu’à Yaté, les plus méridionales des communes de la Grande Terre, où près de 15000 personnes sont interdites de se déplacer par voie terrestre en raison du contexte de guerre asymétrique qui se déroule aux abords de la tribu de Saint-Louis entre une quinzaine de bandits et les forces de l’ordre. Dans le reste de l’île, la liberté de circulation est recouvrée, les approvisionnements en médicaments, carburants et denrées alimentaires sont assurés de manière régulière sans entraves notables et sans risques pour son intégrité physique et ses propriétés matérielles. Les établissements scolaires se sont de nouveau remplis et les programmations culturelles proposées par les structures et les acteurs habituels, reprennent.
L’élection controversée de Christian Tein, le chef des insurgés à la tête du Front National de Libération Kanak Socialiste (FLNKS) le 1er septembre dernier, semble avoir participé à une relative détente sur le terrain tout comme celle du nouveau député kanak indépendantiste Emmanuel Tjibaou, une première depuis 1986, largement vainqueur de son adversaire non-indépendantiste avec plus de 10 000 voix d’écart, un bouleversement lourd d’enseignements dans le contexte et vu les enjeux.
Une détente dans les esprits et un retour à la libre circulation des personnes et des biens qu’il faut attribuer également au lent, patient et délicat travail de dégagement des axes routiers opéré par les forces de l’ordre.
Mardi 24 septembre, certains chefs coutumiers souhaitent annoncer l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Etes-vous inquiets ?
En effet, à l’occasion du 171ème anniversaire du rattachement de la Nouvelle-Calédonie au Second Empire de Napoléon III (24 septembre 1853), le « Conseil national des Chefs de Kanaky » (Inaat Né Kanaky qui signifie « L’âme du pays kanak » en langue de Lifou, la plus grande des îles Loyauté) a convié tous les Grands chefs de l’archipel pour une « déclaration unilatérale de souveraineté des chefferies sur leurs territoires coutumiers ». Cette déclaration solennelle est présentée comme le préambule d’une déclaration de souveraineté de Kanaky, qui devrait intervenir l’année prochaine à la même date.
Non, je ne suis pas inquiet dans la mesure où lorsque des personnes de ce rang se rassemblent pour évoquer le raffermissement des liens qui les définissent et les unissent dans une volonté d’améliorer l’existant et le persistant, cela est de bon augure.
Par contre, beaucoup craignent l’effacement progressif des acquis démocratiques mais aussi républicains obtenus par l’extension graduée puis définitive, durant la décennie suivant la fin de la Seconde Guerre Mondiale et l’extinction programmée de l’Indigénat (1946-1957), des droits liés à l’obtention de la citoyenneté française. Ce retour à la stricte tradition coutumière dont les vertus cardinales ont toujours été le travail, la discipline, le respect et l’obéissance, le tout placé sous l’autorité exclusive du Grand Chef sur le territoire de son district, ira-t-il jusqu’au renoncement des libertés fondamentales, de l’indépendance d’esprit, du libre arbitre, dans un monde où le citoyen français d’origine kanak redeviendrait un simple sujet des dignitaires coutumiers ?
De plus, les critiques à peine voilées du collectif Inaat Né Kanaky sur le bilan des politiciens kanaks depuis 40 ans, dans le combat pour l’indépendance du pays kanak laissent apparaître, avec de plus en plus d’acuité, une montée de l’influence et du pouvoir héréditaire des coutumiers face à la perceptible perte de pouvoirs des représentants kanaks démocratiquement élus.
Une lutte des légitimités s’annonce.
A moins que tout cela, eu égard au contexte de crises multiples que traverse la Nouvelle-Calédonie en général et le monde kanak en particulier soit une énième entreprise de déstabilisation des rapports des uns et des autres face au Pouvoir. La fébrilité et la nervosité qui règnent au sein du monde kanak n’ont pas fini de livrer spasmes et convulsions et de confirmer la grande diversité des chemins menant à sa réinvention sur la voie de sa difficile émancipation.
Vous vivez et enseignez à Bourail en plein centre de la Grande Terre. Votre commune a été plutôt épargnée par les violences, même si des échauffourées y ont eu lieu. Comment l’expliquez-vous ?
Bourail est un lieu de passage situé au carrefour des routes menant vers le Nord et la côte Est mais également à la croisée des cultures et des apports mutuels des populations originelles, anciennes ou récemment installées. Quels que soient le territoire et la latitude, un carrefour géographique est toujours un lieu d’apprentissage de l’Autre. Ici, les êtres ont appris à se connaître, à ne pas se déprécier et à vivre une relative communauté de destin suffisante pour jointer durablement et profondément les relations humaines.
Dans les premières semaines de l’insurrection urbaine nouméenne et de la crainte de son expansion dans l’intérieur de l’île, des élus municipaux, des citoyennes et citoyens calédoniens plus sensibles que d’autres, toutes et tous épris(e)s de paix, de dialogue et d’amour pour leur terre, leur village et leurs semblables, ont bravé les ressentiments faciles pour laisser l’alchimie évoquée plus haut produire son plus bel effet : demeurer ensemble et en paix.
Ils ont entrepris de se rendre au barrage Nord érigé par les indépendantistes de la CCAT pour se rencontrer et dialoguer. Ils ont rappelé les racines qui poussent au bout de leurs branches et la composition du fluide qui coule dans leurs veines. Ils ont pris le temps de raconter de nouveau leurs parcours, leurs trajectoires, leurs histoires et comme très souvent en Nouvelle-Calédonie, ils se sont trouvés des points d’ancrage commun, des portes d’entrée partagées dont chacun avait la clé.
Toutes ces personnes issues de la communauté caldoche, arabe, européenne qui ont entrepris ce pas en avant et cette poignée de mains nouvelle version, au mois de mai dernier, sont avec leurs partenaires kanaks, les véritables héros de ce moment. Cet état d’esprit fut hélas souillé les 23 et 24 juin suivant par les exactions de personnes étrangères à cet égrégore, venues d’outre-Bourail qui n’eurent ni respect, ni considération pour les paroles scellées par la Coutume, ce socle sociétal, identitaire, sans lequel rien ne s’accomplit avec et dans le monde kanak, lors des multiples rencontres avec les référents indépendantistes. Ils pillèrent et incendièrent quatre maisons et deux docks de stockage.
Un instant fragilisé et affaibli, l’esprit d’apaisement et la volonté de paix restèrent les plus forts.